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Christian Mathis

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apollinaire

 

Un poème ajouté au dernier moment par Apollinaire avant la publication de son recueil. L'énigmatique concision du texte doit laisser perplexe le lecteur pressé qui cependant sera gré au poète "d'avoir fait court". Le lecteur attentif, lui, dépassera la signification littérale pour rechercher le sens et la portée d'un vers qui "chante" la gloire du poète et de la poésie, qui unit poésie traditionnelle et poésie moderne.

1. Ni rime ni raison

Un texte qui en apparence n'a aucun sens. Littéralement, il est question, on ne sait ni pourquoi ni dans quel but, de la corde unique d'un instrument de musique utilisé autrefois par des marins anglais. Un texte qui n'est pas ... un texte. Un groupe nominal suspendu qui attend un verbe qui ne viendra pas. Un vers qui ... pourrait ne pas être un vers puisque non seulement il ne rime à rien mais de plus il ne rime avec rien.

2. Du rythme et du sens *

La valeur de ce poème à l'originalité provocatrice, provient de sa portée métaphorique. Il faut en effet y voir une métaphore de l'art poétique. Le titre désuet: chantre (mot de la famille de chanteur, une vieille histoire de cas sujet et de cas complément) désigne le poète. Le texte est composé d'un vers "parfait", un vers unique, donc un monostique. Un bel alexandrin qui respecte la césure classique: les deux hémistiches au rythme binaire (3+3//3+3)en font un tétramètre dont l'équilibre est source de beauté.

Apollinaire propose donc un exercice de style.

Un alexandrin qui est lui même métaphore de l’alexandrin, et cette forme classique du vers français est glorifiée par le poète moderne (r)attaché au passé. La musique générée par le flux des séquences rythmiques est soutenue par le jeu des allitérations, chaque consonne étant reprise deux fois:

ET L'UNIQUE CORDEAU DES TROMPETTES MARINES

L'alternance des sonorités nasales et des sonorités sourdes plus apaisantes assure également l'équilibre. Un vers qui "claironne" l'alexandrin triomphant. La rigueur de construction est également perceptible dans sa présentation matérielle. Le vers isolé sur la page blanche s’étire, parfaitement rectiligne tel le cordeau traçant un sillon ou telle la corde unique "des trompettes marines". Ainsi par un effet de miroir : le titre( le poète ), le vers (la poésie ), se trouve ici célébrée toute la poésie classique : le créateur et la création.Et l'évocation historique ( "chantre" et "trompettes marines") peut alors prendre tout son sens. Donc:

Le chantre = le poète (un être à part)

Les trompettes marines = la poésie (un genre à part)

Le cordeau = l'alexandrin dans sa beauté formelle (un vers à part)

Cependant, si le poème est respect et glorification de la tradition, Apollinaire rappelle au lecteur initié que sa poésie est aussi rupture.

Notons d'abord que l'absence de ponctuation impose une lecture d'une traite, d'un seul tenant, ce qui accentue ce sentiment d'inachevé suggéré par la syntaxe. En effet, La coordination initiale et l'absence de point final placent le vers entre deux perspectives inconnues. Le poème se présente comme une expression fugitive venue on ne sait d'où (de nulle part ?) et ouvrant sur on ne sait quoi (sur rien?). C'est cette brièveté et cet isolement qui donnent son sens au poème. La richesse prosodique du vers s'impose parce qu'il est détaché de tout contexte et son unicité se trouve matérialisée par cette déstructuration. D'autre part, comme la poésie est faite aussi de mots et d’images, l'expressivité du vers se développe à partir des ambivalences du texte qui nous "plongent" dans l'univers marin : "cordeau" par homophonie peut , bien sûr, se comprendre "corps d'eau" . Naissent alors, non seulement les images de fluidité déjà suggérée par le rythme et par la syntaxe mais aussi par connotation, celles de vie (eau source de vie), de purification et de régénérescence. A moins qu'il ne faille lire "cor d'eau", ce jeu de mot nous ramène dans le domaine instrumental : l'idée de la corde sonore ( du son unique " tiré au cordeau") s'effaçant devant celle du son du cor . Et par association d’idées, le cor se substitue de façon humoristique à la lyre, l'instrument associé à la poésie classique.

Quoi qu'il en soit, le calembour est bien volontaire et il donne au texte une dimension moderne.

Rigueur métrique et fantaisie verbale, ce vers apparaît comme un trait d'union entre la modernité qu'Apollinaire revendique et le "monde ancien", la tradition à laquelle il rend un hommage humoristique. Plus globalement, ce poème est une "profonde" (!) réflexion sur l'esthétique poétique et son évolution.

Christian MATHIS